Taxi-driver
Après avoir échoué à deviner ma provenance, le chauffeur du taxi dans lequel je viens d’embarquer démarre simultanément la voiture et son auto... biographie. Il est Allemand, il m’en apporte la preuve en réussissant à prononcer « Chuchichäschli » dès qu’il apprend que je viens de Suisse. Suisse romande, mais bon, Zurich - Genève, ça correspond à la distance Los Angeles Nord - Los Angeles Sud. À vingt-quatre ans, il a émigré à Miami, qu’il a quittée pour rejoindre Las Vegas il y a environ seize ans.
− Ah bon, vous préférez ici ?
− Oh non ! C’est au milieu de désert, loin de tout, il n’y a rien à faire.
La soixantaine, une face ronde à moitié chauve, le geste mesuré, il a gardé l’allure de ses compatriotes allemands. Aucun tatouage : ni fille à poil sur l’épaule ni tête de mort sur l’avant-bras. Sa conduite est flegmatique, il parle calmement et passerait tout aussi bien pour un retraité peinard de Francfort ou de Hambourg que pour un type qui a traversé un océan pour venir s’installer au milieu du désert.
− Pourquoi êtes-vous venu ici ?
− Je déteste les histoires, j’aime bien être peinard chez moi. C’était l’idée de ma femme.
Un coup d’œil sur le tableau de bord m’assure que le compteur fonctionne normalement. Une seule conclusion semble s’imposer : soit c’est un dangereux parano-schizophrène qui a laissé derrière lui une série de crimes jamais élucidés, soit c’est vraiment l’un des seuls pères tranquilles de Las Vegas
− Vous vous êtes habitué depuis ?
− Quand j’ai fini, je rentre tranquillement chez moi. Les habitants de Vegas, on vient jamais sur le Strip, sauf si on est obligé ou pour faire visiter à des amis. Il n’y a que les touristes qui y vont. C’est la première fois que vous venez ?
Je ne vois pas d’arme, je n’ai décelé aucune trace de sang sous les sièges, mais il y a beaucoup de trous dans le désert, et qui ne sont pas tous vides. Ne pas passer pour un naïf, un bleu, je suis quelqu’un à qui on ne l’a fait pas :
− Non, non, je suis venu très souvent. Cette année j’ai vu Love au Mirage, et d’autres années, j’ai vu Ô, Elvis et plusieurs spectacles du Cirque du Soleil. Vous n’allez pas voir les shows ?
− Pas si je peux éviter. J’ai vu Kā avec ma femme, elle devait me taper du coude parce que je m’endormais.
− Vous n’avez pas aimé ? C’est au Wynn ?
− Non, au MGM. C’est toujours la même chose, j’avais de la peine à pas ronfler.
− Pourquoi vous y étiez ?
− Pour faire plaisir à ma femme. On reçoit des bons pour des spectacles. Si je ne les obtiens que deux ou trois jours à l’avance, c’est trop tard pour les revendre sur ebay, alors parfois j’y vais avec ma femme, comme ça elle est contente.
On est déjà arrivé. Mon chauffeur n’a pris aucun détour, le compteur n’a pas l’air trafiqué, pas d’entourloupe en vue. Il s’arrête devant l’entrée Nord du Bellagio et ne me réclame pas d’avantage que les dix-sept dollars affichés. Je sors, je lui tends un billet de vingt, il démarre et l’on reprend chacun sa vie.